C’est un grand oral que l’ancien Premier ministre guinéen a saisi pour livrer ses analyses sur la transition en cours dans le pays. Sidya Touré, puisque c’est de lui qu’il s’agit, a dressé un bilan globalement négatif de la gestion de la transition par la junte au pouvoir depuis le coup d’État du 5 septembre 2021.
Tout d’abord, le président de l’Union des forces républicaines (UFR) a déploré le caractère festif donné à l’an un de la prise du pouvoir par le Comité national du rassemblement pour le développement : « J’ai été surpris par le fait qu’une transition célèbre un anniversaire, ça me paraît assez anachronique. Comme son nom l’indique, la transition c’est quelque chose qui passe. Tout ce qui a été déployé hier avec des photos qui sont affichées partout notamment au palais du peuple, ça donne des inquiétudes, et de quoi s’agit-il ? », s’interroge-t-il dans un entretien accordé ce mardi 6 septembre 2022 à nos confrères de FIM FM.
Pour Sidya Touré, les autorités actuelles manquent d’expérience pour mener à bien cette transition. Le leader de l’UFR, estime que le pouvoir de Conakry doit s’occuper du pays : « Il y a un problème d’expérience de la gestion des choses publiques. Il faut arrêter de tourner à rond pour faire avancer ce pays, et on n’est pas sur cette voie. Actuellement, on s’occupe pas du pays, on s’occupe des discussions entre nous », a-t-il martelé.
S’exprimant sur les séries de décrets dissolvant plusieurs municipalités du pays pour ‘’mauvaise gestion », Sidya Touré dénonce ‘’deux poids deux mesures’’. Selon lui, avoir des responsables locaux proches des citoyens, relève d’une importance capitale : « Je me suis rendu compte deux mois après l’arrivée du CNRD, qu’on avait enlevé le maire de mon village. Je croyais que c’était le préfet, après je me suis rendu compte que ça venait de la haut. A Conakry, je suis le seul parti dont on a renvoyé le maire, les autres sont encore en place. Tout ceci ne sert strictement à rien. On a besoin des mairies locales, c’est très important. Les citoyens veulent avoir des responsables auxquels ils peuvent s’adresser directement pour leurs problèmes. Dans un pays où vous n’avez pas de routes, nous n’avez pas d’électricité, de communications correctes, leurs seuls responsables qu’ils ont en face d’eux, ce sont ces structures. Vous les enlevez pour mettre des délégations spéciales qui ne représentent rien. Nous avançons vers des élections, mais il y a un agenda caché, qui consisterait à avoir un candidat CNRD », pense l’ancien Premier ministre.
Par ailleurs, ils sont nombreux les acteurs sociopolitiques qui exigent du CNRD, la publication de ses membres. Si la junte dit être composée de l’ensemble des forces de défense et de sécurité, Sidya Touré estime que cet argument ne tient pas la route : « C’est une chose qui ne finit pas de m’étonner. J’ai l’impression que nous sommes devant un bois sacré. Chaque fois qu’il y a eu le coup d’État en Guinée, les responsables militaires qui ont eu à déposer un régime pour en remettre un autre, se sont présentés à la population pour dire voilà ceux qui sont responsables de tout cela. Je ne comprends pas l’idée pour le CNRD de faire en sorte que ses membres soient cachés, que tout cela devienne un secret d’État, c’est très dangereux, parce qu’on a l’impression qu’on nous cache quelque chose. Le Comité militaire de redressement national, on le connaissait. Le Conseil national pour la démocratie et le développement, on le savait, pourquoi cette fois ci ceci devient un secret d’État ? », s’interroge à nouveau le président de l’UFR.
Autre sujet abordé par Sidya Touré, c’est bien celui relatif à la déclaration des biens qui n’est pas encore faite par les dirigeants actuels. Pour ce leader politique, à partir du moment que des anciens dignitaires sont poursuivis par la justice pour des faits présumés de détournement, la junte doit aussi servir d’exemple : « C’est le moment de faire la déclaration des biens. Parce que si vous êtes en mesure d’envoyer les gens à la CRIEF, c’est que vous êtes en mesure également de prouver que vous-même vous êtes blanc comme neige, sinon ça devient très compliqué », a-t-il fait remarquer.
Parlant de la mise en place de la Cour de répression des infractions économiques et financières (CRIEF), l’ancien Premier ministre rappelle l’avoir saluée. Cependant, Sidya Touré estime que cette Cour est en déphasage avec la justice promise par la junte : « Le dérapage en Guinée, c’est rapide. Il faut avoir la tête froide pour pouvoir avancer. Nous avons des prisonniers politiques et sociaux. J’estime que la justice ne passe pas. Quand je suis arrivé à Conakry le 11 septembre 2021 après le coup d’État, j’ai été reçu par le colonel Doumbouya pendant vingt minutes. On a parlé de la mise en place de la CRIEF. Je lui avais dit qu’il avait une piste en ce qui concerne les audits. Mais que ça devrait être mené par des professionnels. On ne se lève pas pour mettre la main sur des gens. C’est un peu tout le drame de cette affaire. J’ai déploré la fois dernière le décès de Louceny Camara, qui était un adversaire politique coriace qui nous avait énormément créé des problèmes quand il était à la CENI. Personne ne mérite de mourir dans les conditions comme ça », déplore-t-il.
Sur le bilan économique de la junte guinéenne, l’ancien Premier ministre ne passe pas par le dos de la cuillère pour tirer les choses au clair. Selon Sidya Touré, aucun investissement privé n’est possible dans un régime d’exception : « L’économie est bloquée pour des raisons évidentes. La transition en elle-même est une crise. La rupture de l’ordre constitutionnel est une crise majeure. Et la perception des hommes d’affaires, de tous ces investisseurs, est que nous sommes dans une situation provisoire dont on ne connait pas la suite. Vous ne pouvez pas engager des financements, dans un cadre qui n’est pas clairement défini. Les gens imaginent que l’économie d’un pays est gérée par l’État. Ceux-là n’investissent pas dans un cadre perturbé », a-t-il fait savoir.
Quant au chronogramme de 36 mois validés par le Conseil national de la transition, Sidya Touré martèle qu’il en est pas question de l’accepter. Pour l’ancien Premier ministre, cette démarche ‘’unilatéralement’’ du CNRD vise à instaurer la ‘’dictature » dans le pays : « Nous assistons à un retour l’ordre ancien. Nous souhaitons qu’il ait un cadre de dialogue normal et formaté, nous permettant de discuter sur ces questions là. Une partie ne peut pas s’assoir et dire que nous sommes là pour quatre ou cinq ans. Ça n’a pas beaucoup de sens à moins que nous assistons dès maintenant en Guinée à l’instauration d’une dictature », dit-il.
Si les autorités de la transition estiment que le processus facilitant le retour à l’ordre constitutionnel a déjà commencé, Sidya Touré indique qu’aucun travail concret n’a été fait en un an : «Nulle part dans aucun pays, le fichier électoral ne sort du recensement général de la population. Si vous voulez faire une révision du fichier électoral, je suis pour la révision à partir du fichier de 2010. Ceci est parfaitement faisable. Nous venons d’épuiser douze mois, à quel moment vous avez vu la transition guinéenne poser un acte allant dans le sens de la réalisation d’un de ses objectifs ? En un an, nulle part. Personne ne sait à quel moment là discussion a commencé sur la Constitution, encore moins sur le fichier. Apparemment, on gagne du temps », estime-t-il.
Au cours de l’entretien, l’ancien haut représentant du président déchu Alpha Condé, s’est aussi exprimé sur la médiation menée par la CEDEAO dans le pays. Pour lui, le médiateur Thomas Boni Yayi fait de son mieux : « Il fait ce qu’il peut. Parce que pour faire de la médiation, il faut que vous soyiez deux. Il n’y a pas eu de bonne volonté de la part de notre gouvernement de transition. En plus, nous sommes tombés dans une période où la CEDEAO était un peu secouée, dans la mesure où on un nouveau président de la commission, un nouveau président de l’institution en personne d’Embalo », a-t-il indiqué.
Concernant son séjour prolongé à l’étranger, Sidya Touré fait savoir qu’il est en exil. Déplorant l’attribution de son domicile au Bureau guinéen des droits d’auteurs, il reste cependant confiant : « Mes avocats vont mener ce combat jusqu’à là où ça va s’arrêter. Ce qui reste clair, j’ai mes documents, j’ai la conscience tranquille sur le fait que ma propriété reste et demeure la mienne. Je donc en exil. J’ai pas de maison à Conakry. Il y a eu tentative d’enlèvement contre ma personne le 16 octobre 2020. Sans les femmes de Kaloum et Matam, on m’aurait peut être pris ce jour là. Avec le CNRD, je suis reparti à Conakry, je ne savais pas que c’était pour me retrouver dans une situation comme celle-ci. Il y a quelque chose qui se passe qu’on n’arrive pas à comprendre, c’est une persécution qu’on ne peut pas appeler autrement », a-t-il dénoncé.
Quant au processus de dialogue inter guinéen qui semble être au point mort, Sidya Touré indique qu’ils sont prêts à faire des concessions. Il estime néanmoins que le pouvoir de Conakry doit faire preuve de bonne foi : « Nous pouvons renoncer à beaucoup de choses pour aller de l’avant. Mais il n’y a que de l’adversité. On pense qu’on règle des problèmes parce qu’on nomme des gens par décret. Le dialogue c’est l’arme des forts et non des faibles », a-t-il conclu.
Comme lui, le leader de l’Union des forces démocratiques de Guinée (UFDG) est aussi à l’extérieur du pays. Dans le viseur de la CRIEF, l’un a vu son domicile détruit et l’autre espère récupérer un jour le sien attribué au BGDA.
Mohamed Lamine Souaré
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